Rencontre avec Sergueï Prokofiev

Sergueï Prokofiev a enrichi le répertoire de classiques intemporels. Sa personnalité et sa carrière de compositeur sont pourtant restées longtemps une énigme. Sa carrière peu commune se subdivise en deux grandes phases : la première est marquée par son ambition de jouer un rôle dans le modernisme ouest-européen, la deuxième par son retour en Union soviétique. Son parcours a ainsi été exactement à l’opposé de celui des grands modernistes. Alors que Schönberg, Bartók et Hindemith ont fui les dictatures en Europe et émigré aux États-Unis, Prokofiev s’est d’abord lancé dans une carrière internationale, en 1918, à San Francisco et est ensuite revenu sur notre continent, d’abord en Europe occidentale et ensuite à Moscou. Il s’était vu promettre un statut d’élite ainsi que la possibilité de continuer ses tournées internationales, mais ces promesses restèrent lettre morte, comme il s’en rendit compte rapidement. En 1948, le compositeur a été visé par le tristement célèbre décret de 1948 contre le formalisme. Il mourut en 1953.   

Rétrospectivement, l’ambition de Prokofiev de devenir un compositeur soviétique a été un mauvais calcul. En 1932, lorsqu’il envisage pour la première fois sérieusement de rentrer dans son pays, la politique culturelle soviétique apparaît favorable. Une autre clé pour comprendre sa décision de Prokofiev est sans doute la vision spirituelle qu’il avait de son art. Pour lui, la musique participait au monde des idéaux. Sa transposition dans le monde réel lui semblait accessoire, secondaire.     

Un compositeur investi d’une mission spirituelle      

Prokofiev a développé cette vision spirituelle de la musique après s’être converti en 1924 à la doctrine de l’« Église de la Science chrétienne ». Cette croyance, basée sur l’ouvrage Science and Health with Key to the Scriptures (1875) de Mary Baker Eddy, est fondée sur le triomphe inévitable du bien sur le mal. Le bien est éternel, le mal n’est que temporaire. Prokofiev reprend à son compte l’idée selon laquelle le mal n’a aucune réalité. Il écrit dans son journal : « Le temporaire disparaît dans l’éternité, car là, le temps n’existe plus. Le moment que nous passons ici-bas n’a rien à voir avec l’éternité. » Il appliquera cette conception à son art. Il considérait sa musique comme l’expression de puissances divines et estimait qu’il pourrait rester fidèle à sa mission spirituelle malgré le contexte politique et social concret dans lequel il évoluait.   

La carrière de Prokofiev en Union soviétique est marquée par une alternance de succès et de déceptions, à l’image de ce qu’elle avait été auparavant, quand il vivait à l’ouest. Les années passées à Paris n’ont rien eu d’idyllique, et ne peuvent donc expliquer le choc ressenti à son retour à Moscou. Prokofiev s’est en effet régulièrement heurté à l’imprévisibilité des critiques. Il n’a pas émigré en 1918 pour échapper aux conséquences de la Révolution russe. San Francisco devait être le point de départ de sa conquête des États-Unis. Ne rencontrant pas le succès espéré dans ce pays, il déplaça son terrain de travail vers l’Europe de l’Ouest. Ici aussi, il lui est régulièrement arrivé de mal évaluer les attentes des critiques les plus influents et du public. C’est le cas pour les deux concertos qu’il avait composés en Russie – le Deuxième Concerto pour piano et le Premier concerto pour violon.   

Un concerto pour piano et un concerto pour violon 

Le Deuxième Concerto pour piano a été composé en 1912-1913. C’est un acte de foi moderniste : ce concerto est dur, agressif et dissonant, mais sa structure n’en est pas moins logique et cohérente. Sa création à Pavlovsk en 1913 suscite le premier d’une longue série de scandales. L’œuvre futuriste est huée par une partie du public, alors qu’elle est ovationnée par les mélomanes progressifs qui crient au génie. C’est ce concerto que Prokofiev choisit de présenter lors de son premier concert en Europe, à Rome, le 5 mars 1915. La réaction du public et des critiques est moins violente ; l’effet de choc de la création à Pavlovsk ne se reproduit pas. Les critiques espéraient saluer un deuxième Stravinsky, mais découvrent un compositeur « hésitant entre l’ancien et le nouveau ». En 1924, Prokofiev présentera ce même concerto à Paris. Les partitions ayant brûlé à Petrograd, le compositeur a dû réécrire de mémoire son concerto. S’il reprend les thèmes d’origine, il remanie profondément la partie orchestrale, s’appuyant sur l’expérience acquise depuis : il avait en effet écrit entre-temps son Troisième Concerto pour piano.   

Le Premier Concerto pour violon date de 1917, mais reprend des idées de 1913 et 1915. La superbe mélodie d’ouverture est celle de la version de 1915, que Prokofiev avait conçue comme un modeste concertino. En 1917, il fuit les tensions politiques à Petrograd et entreprend un long voyage le long de la Volga et de la Kama jusqu’à l’Oural. La nature idyllique de sa solitude artistique se fait entendre dans le jeu lyrique du violon et l’orchestration atmosphérique et chaleureuse. La création a été initialement confiée au violoniste polonais Pawel Kochanski, mais la Révolution joue les trouble-fête. La première du concerto n’a finalement lieu que le 18 octobre 1923, avec Marcel Darrieux au violon et Serge Koussevitzky à la direction. L’Octuor pour instruments à vent de Stravinsky est également au programme de ce concert et Prokofiev souffrira de la comparaison. Son Premier Concerto pour violon est ainsi catalogué comme conservateur : Georges Auric va même jusqu’à le qualifier de « mendelsshonien ». Face à ces critiques, le doute s’empare de Prokofiev. Il retravaille ainsi les premier et troisième mouvements, qu’il ne juge plus représentatifs de son style moderniste. Seul le scherzo piquant du deuxième mouvement trouvera encore grâce à ses yeux.  

Des ballets pour Diaghilev

Inspiré par le succès de Stravinsky aux Ballets russes, Prokofiev cherche à attirer l’attention du grand impresario Serge de Diaghilev, fondateur de la compagnie. Leur première rencontre a lieu en 1914 à Londres, où se produisent alors les Ballets. Diaghilev veut donner une chance au jeune compositeur et lui commande Ala et Lolli. Ce ballet a pour thème le « scythisme », la glorification russe de l’énergie barbare des Scythes, les ancêtres supposés des Russes. Insatisfait par la musique, pas assez russe selon lui, Diaghilev lui retire sa commande. Désireux de poursuivre leur collaboration dans le cadre des Ballets, il lui suggère comme prochain thème un conte populaire du recueil d’Alexandre Afanassiev : Chout, histoire d’un bouffon. Il en confie la chorégraphie à Léonide Massine. Prokofiev termine la partition en 1915, mais celle-ci ne convainc pas davantage Diaghilev. Jugeant toutefois que la musique a un réel potentiel, il décide d’aider Prokofiev à structurer le scénario. Le ballet de 1915 n’a donc pas pu être monté directement. Il a en effet fallu attendre que Prokofiev compose les entractes commandés par Diaghilev. La nouvelle partition est finalement achevée en 1920. La création du ballet, produit par Michail Larionov, avec une chorégraphie de Thadée Slavinsky, a lieu le 17 mai 1921.

Prokofiev s’est donné énormément de peine pour satisfaire aux exigences de Diaghilev, au point que celui-ci l’appelait son deuxième fils. Son « premier fils », Igor Stravinsky, lui causait moins de problèmes et n’avait pas à attendre l’accord de Diaghilev. Il avait toujours une longueur d’avance sur l’ingénieux impresario.   

Avec Le pas d’acier (1926), Prokofiev tente une nouvelle fois sa chance dans le genre du ballet. L’idée lui a été inspirée par son intérêt de plus en plus vif pour la culture de l’Union soviétique. Au cours de cette période, les représentants de soviets mettent tout en œuvre pour l’inciter à rentrer dans son pays. Avec l’artiste arménien Georges Yakoulov, Prokofiev imagine un hommage à la transformation de la société russe. Diaghilev se montre ouvert. Le succès phénoménal de l’exposition des artistes russes en 1925 a révélé la curiosité du public parisien pour la Russie. Le scénario de Yakoulov a pour thème la vie en Union soviétique, où l’homme et la machine évoluent ensemble en parfaite harmonie. Le tableau final se veut un hymne grandiose à la gymnastique, la glorification du corps en bonne santé. Peu emballé par le scénario, Diaghilev donne carte blanche à Léonide Massine qui substitue aux archétypes soviétiques des caractères inspirés par le folklore russe. Le monde du travail tout en harmonie fait place à la soumission de l’homme à la machine. La création en 1927 et le scénario hybride laisseront les critiques perplexes. Faut-il y voir un hommage ou une parodie ? Une satire ou quelque chose à prendre au sérieux ?
 
La Deuxième Symphonie 

Après sa Symphonie classique composée en 1917, Prokofiev délaisse le genre de la symphonie. Sa Deuxième Symphonie (1924-1925) allait être différente : pas de nostalgie du passé, mais une œuvre résolument tournée vers l’avenir. Pacific de Honegger fait à l’époque sensation. Prokofiev trouve la pièce insignifiante sur le plan du contenu, mais brillante dans ses effets orchestraux. Dans sa nouvelle symphonie, Prokofiev entend faire entendre la modernité au sein d’une structure cohérente et cohésive – une « œuvre de fer et d’acier ». Pour la structure, Prokofiev a choisi un modèle au-dessus de tout reproche : la dernière sonate pour piano de Beethoven (opus 111). Comme cette sonate, la symphonie se compose de deux parties : un premier mouvement énergique, suivi de variations autour d’un thème. À l’origine, Prokofiev avait prévu un troisième mouvement en guise de finale, mais dans la forme définitive, la sixième variation est le point culminant de l’ensemble de la structure.

La première a lieu le 6 juin 1925, sous la direction de Serge Koussevitzky. La représentation n’aura pas le succès escompté auprès du public et déstabilisera Prokofiev : « Quand je l’ai entendue, j’ai moi-même eu du mal avec le résultat final. Embarrassé, j’ai gardé le silence jusqu’à la fin. Et la symphonie n’a suscité que la perplexité de tous ceux qui l’ont entendue. J’avais rendu l’œuvre si complexe qu’en l’écoutant, je n’arrivais pas toujours à en saisir l’essence – alors comment pouvais-je espérer qu’il en soit autrement pour les autres ? » À la fin de sa vie, Prokofiev envisagera de la retravailler en trois mouvements, mais il meurt avant d’avoir pu mener à bien ce projet.

 

Programme Festival Prokofiev:


2 février
 

Table d'écoute Musiq3

15:30

Gratuit

Conférence de Ruben Goriely : La vie et l'œuvre de Sergueï Prokofiev (FR)

19:00

Gratuit

Prokofiev 2 & Alexander Melnikov

20:00

Tickets



4 février
 

Conférence de Francis Maes : La vie et l'œuvre de Sergueï Prokofiev (NL)

14:00

Gratuit

Chout & Sergej Krylov plays Prokofiev

15:00

Tickets

 

par Francis Maes