9570efef719d705326f0ff817ef084e6 1677254998

Le subtil novateur qu'était Johannes Brahms

Article

Dans cette plaine un vieux monsieur d’aspect vénérable, avec une barbe longue, conduisait mélancoliquement une procession formidable de quelques dizaines de milliers d’hommes vêtus de noir. Devant ce spectacle morne et désespérant, Mozart dit : « Voyez ! c’est Brahms. Il aspire à la délivrance mais il attendra encore un bon moment. » J’appris que les milliers de figures noires étaient les joueurs de notes et de voix, qui, selon le jugement divin, étaient superflues dans les partitions du musicien. « Trop instrumenté, gaspillé trop de matériaux », expliqua Mozart.

Le Loup des steppes, Hermann Hesse (1927), trad. Juliette Pary (1931)

Non, les mots qu’Herman Hesse place dans la bouche de Mozart dans sa parabole Le Loup des steppes ne brossent pas un portrait flatteur du pauvre Johannes Brahms. Françoise Sagan va encore plus loin dans son roman Aimez-vous Brahms ? Elle met en scène le personnage principal, Paule, écoutant un concerto de Brahms, mais retirant rapidement le disque du gramophone. « Trop romantique. » Pour une femme moderne et bien éduquée comme elle, Brahms est dépassé.

Des termes comme « vénérable » (ehrwürdig) et « dépassé » collent effectivement au compositeur depuis près de deux siècles. Et d’autres adjectifs s’y ajoutent facilement : traditionnel, massif, prévisible... Brahms est, sans aucun doute, le successeur spirituel de Beethoven, marchant fidèlement dans ses pas. Ses symphonies respectent scrupuleusement la structure en quatre mouvements perfectionnée par les classiques tardifs. De plus, Brahms était critique envers la Zukunftsmusik (la musique de l’avenir) des pionniers comme Richard Wagner, Franz Liszt ou Anton Bruckner... ce qui, par définition, l’ancrait dans le passé.

Cette affection pour les grands maîtres symphoniques du passé a conduit à l’une des critiques les plus persistantes envers Brahms : toutes ses œuvres orchestrales sonnent trop symphoniques. « Ses concertos ne sont généralement pas qualifiés de concertos, mais de symphonies avec une partie soliste » écrivait Walter Niemann, compositeur et critique, dans sa monographie sur Brahms. Déjà de son vivant, le public trouvait que le Premier Concerto pour piano était « trop symphonique ». Le célèbre chef d’orchestre Hans von Bülow partageait partiellement cet avis, qualifiant l’œuvre de « magnifique, certes, mais pas vraiment un concerto pour piano dans le sens propre du terme. »

Il existe effectivement des arguments en faveur d'une certaine fluidité entre les genres chez Johannes Brahms, une caractéristique que le compositeur lui-même a favorisée. Ainsi, son Concerto pour violon possédait initialement une structure symphonique en quatre mouvements, avant qu'il ne le réduise à une forme plus classique en trois mouvements. Cette tendance devient encore plus évidente lorsque l'on examine la genèse de son Premier Concerto pour piano. Les mélodies de cette œuvre étaient à l'origine destinées à une sonate pour deux pianos. Réalisant le potentiel de ses idées, Brahms prévoyait d'abord de les transformer en une symphonie, avant de leur donner la forme définitive d'un concerto. De plus, Brahms a travaillé simultanément sur sa Première Symphonie et son Premier Concerto pour piano, ce qui a naturellement contribué à brouiller davantage les frontières entre les genres.

Brahms, explorateur des frontières

Cela relègue-t-il Alexandre Kantorow, soliste de notre Brahms Festival, à un rôle secondaire et subordonné ? Absolument pas ! Il est grand temps de déconstruire certains préjugés sur Johannes Brahms, notamment son prétendu traditionalisme. Car, bien que son attachement à la tradition contienne une part de vérité, ses contemporains ne le percevaient nullement comme un conservateur.

Son Premier Concerto pour piano fut hué par le public, et un critique le décrivit comme « une œuvre incapable de procurer du plaisir […] contenant les dissonances les plus aiguës et les sons les plus désagréables. » D’autres critiques furent plus positives, mais soulignèrent également son avant-gardisme : « Brahms n’est pas quelqu’un qui vient à mi-chemin. Il exige une étude dévouée pour être pleinement compris. » Des anecdotes similaires entourent le Deuxième Concerto pour piano. Un critique londonien le qualifia de « difficile », non pour la partie soliste, mais pour l’expérience d’écoute.

Selon l’historien Peter Gay, qui a écrit un article dans le magazine Salmagundi sur la réception de Brahms, « le public a montré une immense appréciation pour l’inventivité du compositeur, qui osait explorer les limites des formes traditionnelles. » L’idée que Brahms suivait docilement les traditions est donc une perception beaucoup plus tardive, tout comme les interprétations réductrices de ses prétendus pseudo-concertos.

Un positionnement novateur

La critique tenace affirmant que ses concertos ne sont que des « symphonies avec piano obbligato » est également largement infondée. Des musicologues et musiciens ont récemment examiné la relation entre l’instrument soliste et l’orchestre dans ses concertos. Leurs recherches montrent que le piano joue bel et bien un rôle principal, loin d’être relégué à une simple couleur orchestrale.

Ainsi, le Premier Concerto pour piano est né d’une idée pour une sonate à deux pianos, ce qui témoigne déjà de ses qualités pianistiques. Le pianiste letton Daumants Liepiņš note dans son journal d’étude que « le piano s’intègre organiquement à la partie orchestrale riche et imposante. » Cependant, le Dr Jared Dunn souligne dans son essai que « le piano crée des tensions en opposition aux passages orchestraux massifs […] et joue un rôle clé dans leur résolution. »

Le Deuxième Concerto pour piano, quant à lui, repose également sur une structure symphonique solide. Tout comme les esquisses originales du Concerto pour violon, l’œuvre est composée de quatre mouvements et un scherzo en deuxième partie. Dans ses lettres à Clara Schumann, le compositeur évoque lui-même, non sans une certain ironie, l’ampleur de son œuvre : « J’ai composé un tout petit concerto pour piano avec un petit scherzo amusant. »

La position novatrice du piano dans cet opus est encore plus frappante que dans le Premier concerto pour piano. Le musicologue Toma Popovici souligne que Brahms « utilise tout le clavier, accorde plus de poids aux registres graves, génère davantage d’harmonies, écrit des lignes polyphoniques complexes et suggère une grande variété de timbres. » Mais l’innovation majeure ne réside pas tant dans la technique d’exécution que dans l’emplacement de la cadence, traditionnellement placée en fin de mouvement, comme une synthèse virtuose du matériel musical entendu. Brahms bouleverse cette convention : pour la première fois dans l’histoire de la musique, la cadenza ouvre le concerto, confiant au pianiste – et au cor solo – la responsabilité de donner le ton. « Le soliste établit dès le départ la direction du propos musical », résume Popovici.

Il est donc temps de rendre justice à Brahms. Certes, il se tournait résolument vers le passé, s’appuyant sur les épaules de géants comme Beethoven et Schubert. Mais Brahms est bien plus qu’un simple « vieux monsieur d’aspect vénérable, avec une barbe longue », dépourvu d’originalité. Ses concertos ne sont pas de simples œuvres de bravoure symphonique ; ils repoussent les limites tant sur le fond que sur la forme. Et vous aurez bientôt l’occasion de le découvrir par vous-même au Brahms Festival !

Ecrit par Jasper Croonen