Gustav Mahler : Novateur dans l’opéra sans en avoir jamais écrit

Si aujourd’hui Gustav Mahler est essentiellement connu comme compositeur, aux yeux de ses contemporains, il fut d’abord un chef d’orchestre et un directeur d’opéra novateur. Que représentait Mahler pour le monde de l’opéra, et comment percevait-il ce genre, pourtant absent de son œuvre ?   

ESQUISSES ET CONTES POPULAIRES

Bien que Mahler ne soit l’auteur d’aucun opéra, il avait une affinité certaine pour la composition de ce genre. C’est ainsi qu’en 1886, 65 ans après la mort de Carl Maria von Weber, le petit-fils de ce dernier lui demande d’achever son dernier projet d’opéra, intitulé Die drei Pintos. Après quelques hésitations, Mahler accepte la commande. Il orchestre non seulement les sept esquisses posthumes, mais il incorpore également d’autres compositions de Von Weber et écrit lui-même dix nouvelles scènes. Au cours de ce processus, Mahler trouve petit à petit la confiance nécessaire pour suivre son propre style : « Bien que réticent au début, je suis devenu plus audacieux au fil du travail (...) et j’ai finalement composé comme je le voulais, devenant de plus en plus ‘mahlérien’ », déclare-t-il à Natalie Bauer-Lechner. 

Ce côté « mahlérien », il ne l’avait pas encore trouvé dans ses précédentes tentatives de composition d’opéra. Ainsi, au cours de ses dernières années au conservatoire, il avait notamment commencé à travailler sur Die Argonauten, dont il a détruit toutes les esquisses, et sur Rübezahl, un opéra féerique basé sur une légende populaire allemande dont l’objet est un esprit des montagnes. Mahler en avait abandonné le livret, et plusieurs lettres attestent que si pendant dix ans il revint de temps en temps à ses esquisses, jamais il n’acheva le projet.
Imprégné de contes populaires allemands, il achève au cours de ces années Das klagende Lied (1878-1880), une composition pour chœur, six voix solistes et orchestre symphonique, basée sur un conte de fées dans lequel deux frères se disputent la main d’une reine. Avec un fratricide pour thème, l’utilisation d’un cor magique et l’effet d’une grande révélation au dernier acte, ce Märchenspiel présente un développement dramatique qui évoque fortement le genre de l’opéra. Fraîchement diplômé, Mahler tente d’ailleurs de lancer sa carrière de compositeur et concourt au Prix Beethoven de Vienne en 1880 avec cette cantate. Les juges émettent toutefois des doutes : le premier grand opus de Mahler n’est pas retenu en raison de sa « sonorité wagnérienne, qui enveloppe le conte de fées d’un pathos pesant ». 

SOUS LE CHARME DE WAGNER

Le fait que les innovations harmoniques de Wagner transparaissent déjà dans les premières compositions de Mahler n’a rien de surprenant. Comme tant d’autres, le jeune Gustav ne peut échapper à l’attraction magnétique de la Nouvelle École Allemande. Son pèlerinage à Bayreuth, en 1883, le marque de manière décisive et renforce son désir de pouvoir diriger lui-même les drames musicaux de Wagner. Il a finalement cette chance au Théâtre allemand de Prague, où sa carrière de chef d’orchestre démarre sur les chapeaux de roue : à partir de 1888, Mahler se fait un nom en tant que chef d’orchestre aux Opéras de Leipzig, Budapest et Hambourg, où il se concentre sur Mozart et Wagner, et maîtrise une grande partie du répertoire classique. 

En avril 1897, il franchit une nouvelle étape importante dans sa carrière en devenant devient Kapellmeister de l’Opéra de Vienne, dont il est nommé directeur quelques mois plus tard. C’est là que le « chef d’orchestre Mahler » devient un nom connu de tous, non seulement en raison de son style de direction vif et énergique, mais aussi grâce aux nombreuses innovations qu’il introduit. Dans ses interprétations musicales, il s’attache à mettre fin à des traditions à ses yeux inutiles : ses tempos dynamiques lui valent la notoriété auprès de nombreux critiques musicaux, et lorsqu’il dirige les drames musicaux de Wagner, il n’utilise que les partitions originales, sans les coupes en vogue à l’époque. Cependant, ses innovations dépassent le cadre strictement musical. Vingt ans plus tôt, Wagner a voulu donner à l’expérience de l’opéra elle-même une interprétation entièrement nouvelle, presque édifiante. Pour distraire aussi peu que possible le public du drame qui se joue sur scène, il rend l’orchestre invisible dans son Festspielhaus et plonge la salle dans l’obscurité. C’est Mahler qui introduit ces innovations à Vienne, qui sont aujourd’hui encore la norme dans les maisons d’opéra : celui-ci plonge également la salle et la fosse d’orchestre dans l’obscurité, interdit l’admission des retardataires avant le prochain entracte et met fin à la claque – une tradition selon laquelle un groupe de spectateurs était payé pour applaudir. 

Gustav Mahler a également un impact important sur ce qui se passe sur scène. Suivant encore une fois l’exemple de Wagner, il est poussé à présenter l’opéra comme une œuvre d’art à part entière. Il ne respecte pas les anciennes traditions en matière d’interprétation et de mise en scène – « la tradition, c’est la paresse », l’aurait-on entendu dire pendant les répétitions. Bruno Walter, chef d’orchestre, contemporain et confident, racontait que « le talent dramatique de Mahler » était aussi grand que son talent musical : « C’est sur ce point que reposait le sens de sa direction d’opéra. Sur scène comme à la maison ou en musique, il donnait vie aux scènes jouées tant grâce à son éclat et son esprit qu’à son interprétation musicale, et indiquait même à ses interprètes la voie à suivre pour satisfaire aux exigences théâtrales et musicales d’une œuvre. » 
Lorsque Mahler rencontre le plasticien Alfred Roller (1864-1935) en 1903, il trouve le partenaire idéal pour transformer sa vision artistique également sur le plan scénique. Car les créations révolutionnaires et colorées de Roller s’éloignent de la tradition et plongent directement au cœur du drame. En 1903, leur production viennoise de Tristan und Isolde (1903) provoque une onde de choc dans le monde de l’opéra, notamment en raison de la scénographie et de l’utilisation novatrice des éclairages. 
 

KULISSENSCHMUTZ

Ni les premières explorations de Mahler ni son engagement en tant qu’interprète du genre n’aboutissent finalement à la composition d’un opéra. Cela peut pourtant surprendre, car son œuvre témoigne d’une grande affinité avec la voix humaine et la littérature.

Dès sa Deuxième symphonie, qui inclut pour la première fois des solistes et un chœur imposant, Mahler expérimente pleinement l’élément vocal au sein de la forme symphonique. Selon lui, l’idée d’un grand chœur pour le final naît d’un déclic lors de l’enterrement de Hans von Bülow. C’est là qu’il est comme « foudroyé » à l’écoute de l’hymne Auferstehn (Résurrection) du poète Friedrich Gottlieb Klopstock. De ses propres dires, Mahler sut alors immédiatement à quoi devait ressembler son dernier mouvement – et, surtout, quels « mots décisifs » pouvaient servir sa symphonie. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Bien qu’il ait résisté aux interprétations trop sémantiques de ses œuvres symphoniques et qu’il soit régulièrement revenu sur ses propres interprétations antérieures, plusieurs lettres et notes trahissent le fait que les mots, la poésie et les questions philosophiques l’ont inspiré plus d’une fois. Dans une lettre à l’écrivain allemand Arthur Seidl, il admet même ceci : « Lorsque j’invente une grande forme musicale, vient toujours le moment où je dois me tourner vers le ‘mot’ pour porter mes idées musicales. » 

Cependant, au cours de l’année, le travail ne lui laisse pas le temps de créer de grandes formes musicales. C’est comme « compositeur de vacances » que Mahler répartit alors ses activités professionnelles, ce qui lui permet de se consacrer à la direction d’orchestre pendant la saison et à la composition en été, se retirant dans des chalets autrichiens entourés de nature. Ces deux mondes musicaux étaient non seulement séparés dans l’espace, mais aussi, pour Mahler, d’un ordre fondamentalement différent. Il était convaincu qu’un « carrefour séparait à jamais les deux voies divergentes de la musique symphonique et de la musique dramatique ». Comme en témoigne l’anecdote relatée par son ami Josef Bohuslav Foerster qui, après un opéra, l’avait retrouvé au piano où il se « nettoyait » de toute Kulissenschmutz (crasse des coulisses) grâce à la pureté de la musique de Bach : ceci peut donner l’impression que, pour Mahler, un chemin menait à des régions plus élevées qu’un autre. Cependant, ce trait d’esprit ne peut balayer l’engagement d’une vie entière pour le théâtre. D’autant plus que le compositeur Mahler, selon le musicologue Kurt Blaukopf, avait lui aussi extrait de cette « saleté scénique tous les moyens techniques d’expression qu’il pouvait utiliser en tant que symphoniste ». 

Mahler n’a cessé d’explorer les deux voies qui s’offraient à lui en tant que chef d'orchestre d’opéra et compositeur. Mais « crasse des coulisses » ou non : ses deux personnalités ne se sont jamais perdues de vue, et les maisons d’opéra comme les orchestres symphoniques continuent à en récolter les fruits.
 

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Par Eline Hadermann, content writer pour La Monnaie