Alors qu'il patientait pendant 44 mesures lors d'une exécution du Boléro de Ravel, Bram Nolf, cor anglais au sein du Belgian National Orchestra, a observé un fascinant parallèle entre l'orchestre et notre société. Dans la chronique ci-dessous, il nous livre ses réflexions.
Il y a quelque temps déjà, le Belgian National Orchestra a joué le Boléro de Ravel (« Le beau vélo de Ravel », comme disent les musiciens de l’orchestre). Je ne vous apprends rien en vous disant que cette œuvre s’ouvre tout en douceur avec la caisse claire, à la limite de l’audible, et éclate un quart d’heure plus tard – grâce à seulement deux mélodies jouées à tour de rôle – dans un finale incroyablement grandiose et impressionnant. Même si Maurice Ravel ne tenait pas vraiment son Boléro en haute estime, il s’agit indéniablement d’une œuvre fantastique. En raison de son caractère répétitif et d’un crescendo époustouflant, mais surtout parce que le compositeur y intègre magistralement toute sa palette orchestrale et qu’il se révèle être un magicien du timbre.
Mais ce Boléro a aussi quelque chose d’étrange : juste avant le finale, lorsque l’orchestre au complet donne déjà vraiment sa pleine mesure, le cor anglais (joué par votre humble serviteur) se tait brusquement, pendant 44 mesures. C’est très étrange que Ravel relègue au rang de spectateur un musicien de l’orchestre, au moment même où il impose à tous les instruments de l’orchestre de donner de la voix. Aurait-il tout simplement oublié cet instrument dans ce passage ? Nul ne le sait, toujours est-il que cet oubli n’a pas été réparé depuis la création du Boléro en 1928 et ne le sera probablement jamais, prescription oblige.
Alors que je profitais de ces moments de chômage forcé pour observer mes collègues – qui se déchaînaient en donnant le meilleur d’eux-mêmes –, je me suis fait la réflexion qu’un orchestre symphonique est une superbe métaphore de notre société…
Un orchestre symphonique (comme votre très cher Belgian National Orchestra) se compose d’un nombre inouï d’instruments différents. Chacun a son propre timbre, sa propre richesse, ses propres possibilités mais aussi ses limites. Le tuba, par exemple, peut jouer dans des registres incroyablement graves, mais également très fort, ce qu’un violon est tout simplement incapable de faire. Mais le violon peut pour sa part produire des sons très aigus et se faire très doux, une « prouesse » inimaginable pour un tuba. Et des exemples comme celui-ci, il y en a des dizaines – il suffit de songer aux caractéristiques typiques de chaque instrument ou groupe d’instruments. Il n’y a donc guère d’égalité entre les instruments, mais plutôt de la diversité et de la complémentarité.
Mais, au fil de l’histoire, cette collection d’instruments en tous genres que représente l’orchestre symphonique a évolué pour se standardiser (au niveau mondial) vers l’ensemble musical tel que nous le connaissons aujourd’hui – premiers violons, seconds violons, altos, violoncelles, contrebasses, flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, trompettes, cors, trombones, tuba, harpe, percussions, et éventuellement piano et célesta –, et ce n’est pas un hasard. Après des siècles de développement, d’expérimentation, d’adaptation et de multiplication des instrumentistes, l’effectif standard est devenu une formidable machine sonore d’un superbe équilibre. En d’autres termes, l’inégalité et la diversité que je viens d’évoquer ne débouchent pas sur un assemblage hétéroclite. Nous sommes au contraire en présence d’une structure incroyablement sophistiquée, faite de composantes très diverses.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’appareil symphonique continue de nous fasciner. L’orchestre symphonique représente peut-être une métaphore unique d’une société qui aurait trouvé son équilibre et sa stabilité, une société qui se compose elle aussi de nombreuses personnes différentes : des jeunes, des moins jeunes, des penseurs, des gens tournés vers l’action, des malades et des bien-portants, des entrepreneurs, des suiveurs, des créatifs, des exécutants, etc. Chaque individu a ses propres qualités, possibilités, forces et limites. Dans un monde idéal, tout ce monde s’accorde, comme dans un orchestre symphonique, pour arriver à un résultat aussi grandiose que le Boléro de Ravel.
Au niveau de notre société, nous ne sommes bien sûr pas encore aussi loin. Et cet équilibre parfait restera peut-être à jamais une utopie. Même s’il reste un idéal intéressant à poursuivre.
Intéressant, en effet, mais j’en oublie presque de rejoindre mes collègues musiciens pour les six dernières mesures du Boléro… Heureusement, je suis redescendu à temps de mon petit nuage. :-)
A bientôt, à Bozar ou ailleurs en Belgique !
Bram