Bâillonné : l’eloquence muette de la Symphonie n° 8 de Chostakovitch

Lorsque les troupes de l’armée russe sont entrées en Ukraine au printemps 2022, l’art russe s’est retrouvé lui aussi pris dans la tourmente. Une position claire a toutefois rapidement émergé : une mise au ban totale équivaudrait à livrer le patrimoine culturel russe aux mains de la machine de propagande de Poutine, qui ne manquerait pas de se l’approprier et de l’utiliser à mauvais escient pour servir ses intérêts. Les concerts controversés de Valery Gergiev, chef d’orchestre attitré du pouvoir, en Ossétie du Sud et à Palmyre, avaient mis une nouvelle fois en avant le potentiel politique de la musique classique. 

L’actualité politique influence incontestablement notre perception de la musique russe. Pourtant, des œuvres telles que Casse-Noisette de Tchaïkovski ou le Concerto pour piano n° 2 de Prokofiev – toutes deux au calendrier du Belgian National Orchestra pendant la saison 2023/2024 – échappent en grande partie à la tourmente. En effet, elles ne conduisent pas à des associations explicites avec le nationalisme, la dictature ou la propagande. En revanche, le lien entre la musique et la politique que l’on trouve chez Dmitri Chostakovitch est plus actuel que jamais. La façon dont sa musique est perçue oscille en permanence entre deux extrêmes, où l’on voit tantôt un message de propagande parfois éminemment explicite, tantôt la possibilité réjouissante de démasquer, derrière les programmes « officiels », un dissident dont chaque note est en fait un cri, une charge cachée contre la dictature soviétique. Testimony (1979), les mémoires posthumes de Chostakovitch « dictés à et rédigés par » Solomon Volkov, a joué un rôle crucial dans cette perception. L’ouvrage a d’emblée suscité un débat enflammé. Le Chostakovitch de Volkov, à la fois héros incompris de la résistance et victime amère, a été tour à tour dénoncé et validé comme fondamentalement conforme à la réalité par les musicologues, les proches et les héritiers du compositeur. 


La mauvaise œuvre au mauvais moment

Le fait que, tout au long de sa vie, Chostakovitch ait souvent été tantôt coopté, tantôt sévèrement condamné par l’appareil du parti nous en apprend encore plus sur la dualité de la réception de son œuvre. Cette tension trouve son locus classicus dans les trois « symphonies de guerre » du Russe. Contrairement à la Symphonie n° 7, saluée avec enthousiasme comme l’expression du combat héroïque et de la certitude de remporter la « Grande Guerre patriotique » contre le nazisme, la Huitième, plus sombre et plus introvertie, allait déplaire au régime. Avec cette symphonie, Chostakovitch a voulu, comme il l’a dit lui-même, recréer « le monde intérieur de l’être humain, l’angoisse, la souffrance, le courage et la joie, des sentiments assourdis par le gigantesque marteau de la guerre ». Des « états psychiques qui ont acquis une netteté particulière, éclairés par le brasier de la guerre ». Lors de la création de cette symphonie en novembre 1943, les chances de succès avaient définitivement changé de camp. La victoire russe n’était plus qu’une question de temps. Plutôt qu’une tragédie pessimiste, les autorités s’attendaient à présent à une anticipation optimiste d’un triomphe imminent. 

La Huitième de Chostakovitch échoua magistralement à remplir ces critères tacites. Les bonzes soviétiques découvrirent une musique à mille lieues de la marche d’invasion galvanisante de la Symphonie n° 7, sans apothéose triomphale. Après un voyage émotionnellement exténuant jalonné de colères incendiaires, de vulgarité sardonique et de désespoir sans issue, la Symphonie n° 8 s’achève sur une sorte de no man’s land émotionnel : ni triomphe vide de sens ni tragédie profonde, juste de la résignation. 

Alors que l’accueil réservé à la Huitième avait été glacial, l’étau allait encore se resserrer les années suivantes autour du compositeur. En 1944, la symphonie fut étiquetée « œuvre non recommandée ». Quatre ans plus tard, Andrej Zjdanov, bras droit de Staline, passa à l’attaque frontale : la Symphonie n° 8 était un exemple scandaleux d’un « formalisme » élitiste qui devait être définitivement extirpé de la musique russe. Chostakovitch se retrouva ainsi une deuxième fois officiellement condamné. Il se vit contraint d’admettre, dans une déclaration humiliante, qu’il « parlait une langue étrangère au peuple russe ». 

La réaction agressive des idéologues du parti à la Symphonie n° 8 de Chostakovitch fournit de solides arguments à ceux qui souhaitent voir dans le compositeur un dissident, comme l’avait fait Volkov, d’autant que la musique elle-même se prête aussi à une telle interprétation. Aucun saut quantique dans la lecture de cette symphonie n’est nécessaire pour entendre, dans son intensité parfois brûlante, la répression exercée par un régime totalitaire. À cet égard, il est toutefois au moins aussi pertinent de se demander pourquoi nous semblons tellement tenir à cette image rassurante pour le monde occidental d’un Chostakovitch victime et combattant d’une répression étouffante.


L'art contre la camisole de force

Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une œuvre acquière au fil de l’histoire de sa réception divers niveaux de sens, parfois très contrastés. Essayer de sonder l’âme de Chostakovitch apparaît toutefois comme un enjeu qui va au-delà du travail d’enquête purement académique. Dans un état totalitaire comme l’Union soviétique, où il était interdit de s’exprimer et où un geste innocent suffisait à vous stigmatiser, l’art revêt une position particulière. Fondamentalement ambigu et insaisissable, l’art ne se laisse jamais enfermer complètement dans un carcan idéologique. « Oubliez la controverse : nous savions ce que cela voulait dire », a dit un contemporain de Chostakovitch à propos de sa Symphonie n° 11, prétendument propagandiste : dans un pays où la parole est muselée, ce sont les arts qui s’expriment. Ils sont en mesure de créer, en signe de protestation, un sentiment tacite de solidarité face auquel les autorités sont impuissantes. Leur seule arme – la censure – rend en effet compte de leur propre vulnérabilité. À l’heure où la Russie semble à nouveau se transformer en un régime de terreur, l’art redevient une arme politique. Il est à nouveau l’étendard de ce qui ne peut être dit et s’exprimer à voix haute.

En Europe de l’Ouest, la vie dans une dictature apparaît de plus en plus comme un lointain souvenir, et non plus comme une expérience vécue. La Symphonie n° 8 de Chostakovitch ouvre une fenêtre sur une situation qui est toujours aujourd’hui atrocement réelle pour des millions de personnes. Loin des allégories guerrières, l’œuvre du Russe se fait encore plus l’écho d’un homme pris au piège d’une époque traumatisante – à la fois hautement personnelle et universelle.

 

Par Elias Van Dyck

 

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