« Bâtir ensemble une nouvelle culture musicale » - Dirk Brossé dirige La Grande Evasion

« Film Symphonic » est un nouveau concept du Belgian National Orchestra. Dès cette saison, deux ciné-concerts seront programmés chaque année dans le cadre d’une série imaginée par nuls autres que les chefs d’orchestre Dirk Brossé et Frank Strobel. Ces deux grands experts en la matière vous présentent des films que vous ne verrez nulle part ailleurs – encore moins accompagnés par un orchestre symphonique en live. Nous avons échangé quelques mots avec Dirk Brossé qui donnera, le 15 décembre prochain à Bozar, le coup d’envoi de cette nouvelle série de concerts avec le grand classique hollywoodien La Grande Evasion.

 


Compositeur aux multiples facettes et chef d’orchestre admiré bien au-delà de nos frontières… En Belgique, on ne présente même plus Dirk Brossé. Parmi les quelques points forts de sa carrière bien remplie, notons le poste de directeur musical du Chamber Orchestra of Philadelphia, du Film Fest Gent ou encore de « Star Wars: In Concert World Tour ». En tant que chef invité, il s’est produit avec tous les grands orchestres belges, le London Philharmonic Orchestra, l’Elgin Symphony Orchestra of Chicago, le Philharmonic Orchestra of Shanghai, la Camerata St. Petersburg et les orchestres nationaux de Colombie, d’Équateur et du Venezuela. En tant que compositeur, il a signé des œuvres telles que La Soledad de América Latina (en collaboration avec le Prix Nobel Gabriel García Márquez), Artesia (une symphonie universelle pour orchestre et instruments ethniques), la symphonie ethno-classique The Birth of Music, l’oratorio Juanelo, le cycle de lieder Landuyt Cycle et La vida es un Sueño, le War Concerto pour clarinette et orchestre ainsi que les concertos pour violon Black, White & Between, Sophia et Echoes of Silent Voices. L'une des dernières réalisations de Dirk Brossé est la musique du documentaire belge Notre nature.
 

 

Alors que de nombreux chefs d’orchestre se lancent dans des interprétations de Beethoven ou Mahler, vous avez inscrit au programme du Belgian National Orchestra un hommage à Avicii, dirigé une session d’enregistrement avec Stromae (pour son album Multitude) et aujourd’hui, vous présentez une série de ciné-concerts…

Dirk Brossé : C’est vrai ! La culture musicale évolue sans cesse. L’époque romantique n’est pas restée coincée à l’époque baroque, et aujourd’hui, il ne faut pas non plus jeter l’ancre à l’époque romantique. Et je ne suis pas le seul à le dire… Saviez-vous que seule la moitié des concerts du New York Philharmonic est consacrée à des œuvres du répertoire classique ? Tant de choses ont changé ces dernières années !


Aujourd’hui, il est donc temps d’accorder une vraie place à la musique de film dans la programmation du Belgian National Orchestra ?

DB : Cela fait plus de 40 ans que je réfléchis à la question des programmes de concert. Entre-temps, 40 ans de répertoire se sont ajoutés et outre la musique classique, le monde orchestral s’appuie également de plus en plus sur trois autres piliers : l’exécution de musique de film, les projets hybrides (avec les arts plastiques, l’animation, le théâtre…) et les concerts qui voient des orchestres se tourner vers la musique pop dont ils proposent notamment des arrangements orchestraux. Je me réjouis de voir qu’un orchestre tel que le Belgian National Orchestra soit de cet avis. Notre objectif commun ? Donner corps à des projets d’une grande qualité artistique qui parlent à un large public ! 


Faut-il y voir une tentative de faire grimper le taux d’occupation des salles ?

DB : On pourrait aussi appeler ça une « recherche proactive de pertinence sociale ». Il est clair qu'aujourd'hui, il faut faire de plus en plus d’efforts pour attirer un public suffisamment nombreux dans le cadre d’une programmation normale. Dans le contexte européen subventionné, ce n'est pas forcément un problème, mais en Amérique, où la culture dépend entièrement du public qui se présente et des sponsors qui veulent investir dans les concerts, ça fait l'effet d'une bombe. En tant qu'orchestre, je pense que d’une part, on porte la responsabilité de faire vivre le grand répertoire – il faut jouer Mahler et Beethoven – mais d’autre part, il convient de bâtir une nouvelle culture musicale. Aujourd'hui, on peut y parvenir en développant davantage les trois nouveaux piliers que j'ai mentionnés plus tôt – la musique de film, les métissages et les collaborations avec des artistes pop. Et qui sait, le quatrième pilier sera peut-être la musique de jeux vidéo.


Le ciné-concert est un art à part entière…

DB : Tout à fait ! En ce qui concerne le tempo, le vrai chef d’orchestre, c’est le film. L’intonation, la palette sonore et l’interprétation sont des facteurs qui restent libres, mais au niveau du timing, c’est comme si nous étions tous enfermés dans une sorte de prison. Dans le domaine de la musique de film, il est important que les mouvements du chef et le jeu de l’orchestre soient parfaitement synchronisés.


Comment synchronise-t-on avec précision de la musique live sur un film ?

DB : Il existe différentes techniques. La première consiste à travailler avec un métronome. Dans ce cas, les musiciens et le chef d’orchestre portent une oreillette qui leur permet d’entendre un métronome pendant qu’ils jouent. Ceci donne le tempo de manière très précise. Mais cela engendre aussi une approche rythmique plus robotisée. Néanmoins, c’est parfois vraiment nécessaire, par exemple dans un film plus ancien tel que Singin’ in the Rain, qui est le fruit d’un gros travail de découpage et de montage. Pour ce faire, les meilleures prises, d’une durée parfois de quelques secondes à peine, ont été sélectionnés parmi 10 à 20 sessions d’enregistrement. Étant donné que le tempo n’était jamais identique lors de ces différentes sessions, le tempo des prises est parfois plus rapide ou plus lent d’une fraction de seconde. Et d’un point de vue musical, cela n’est pas logique. Pour synchroniser ce genre d’images avec de la musique live, il faut donc passer par un métronome. Une autre technique consiste, pour le chef d’orchestre, à utiliser un écran offrant des points de repères visuels annonçant à quels endroits la musique et le film doivent être synchronisés. On utilise souvent un système de « streamers » : il s’agit de lignes verticales de différentes couleurs qui bougent de gauche à droite. Elles aident le chef d’orchestre à savoir quand un moment de coïncidence va se produire. Ce système donne à l’orchestre plus d’espace de respiration. On ne joue pas comme des robots mais on avance d’un point-clé – un « hit point » – à l’autre. Une troisième façon de travailler - la technique que nous utiliserons pour La Grande Évasion - consiste à regarder une grande horloge qui est visible sur l'écran que le chef d'orchestre regarde. La partition du chef d’orchestre mentionne à quel moment précis tel événement musical doit se produire pour coïncider avec l’image. En tant que chef d’orchestre, on regarde l’horloge et on tente d’atteindre ces points-clés. C’est un système qui, comme celui de l’écran, offre beaucoup de liberté à l’orchestre et au chef.


La plupart des ciné-concerts sont consacrés à des films à succès relativement récents tels que Harry Potter et Pirates des Caraïbes. Pourquoi avez-vous choisi La Grande Evasion, un film de 1963 ?

DB : Frank Strobel, l'orchestre et moi-même avons bien sûr d'abord regardé ce qui était déjà sur le marché. Et en effet, les grands blockbusters sont joués de temps en temps, principalement dans le cadre de productions commerciales. Cela n'aurait pas de sens que le Belgian National Orchestra fasse de même. C'est pourquoi nous avons commencé à explorer un autre type de répertoire : des films qui ne sont peut-être pas « grand public », mais qui sont néanmoins très intéressants, surtout d'un point de vue musical. Frank et moi avons dressé une longue liste et l'avons proposée à l'orchestre. Et c’est La Grande Evasion qui a été choisi comme premier film. Avec la musique de nul autre qu'Elmer Bernstein !


Le connaissiez-vous personnellement ?

DB : Quand j’étais directeur musical du Film Fest Gent, je l'ai en effet rencontré à quelques reprises, tant à Los Angeles qu'en Belgique. Il est également l'homme qui, en 1999, a composé la musique d’ouverture des World Soundtrack Awards pour le Film Fest Gent. Dans sa chambre d'hôtel ! En plus d'être un homme très aimable, Elmer Bernstein est surtout un excellent compositeur de musique de film. Il est issu de la vieille école, celle qui composait tout pour les instruments acoustiques et s'inspirait beaucoup de la musique classique. Dans sa musique pour le costume drama The Age of Innocence (Martin Scorsese, 1993), par exemple, on peut clairement entendre l'influence de Brahms qu’Elmer Bernstein admirait beaucoup.


Était-ce évident de mettre la main sur la partition de ce film ?

DB : Nous travaillons avec une version reconstituée étant donné que la partition originale a été perdue. Peter, le fils d'Elmer Bernstein, y a notamment contribué. La reconstitution est basée sur un carnet d’ébauches retrouvé et, bien sûr, sur la bande-son elle-même. Elmer Bernstein appartenait encore à la génération de compositeurs qui composaient au piano, sur quatre portées et avec toutes sortes d'indications à partir desquelles on peut clairement déterminer quelles notes sont destinées à quels instruments. Ce que vous entendrez n'est donc pas la partition originale, mais une approche quasi parfaite de celle-ci.


Vous avez déjà évoqué l’influence de Brahms sur la partition de The Age of Innocence. Elmer Bernstein s’est-il lui-même inspiré d’œuvres spécifiques de musique classique pour composer La Grande Evasion ?

DB : S’inspirer de la musique classique, c’est une chose, mais un élément encore plus important est ce qu'on appelle la « piste temporaire ». En attendant que soit composée leur bande originale finale, les films sont souvent accompagnés d'une musique existante pendant le processus de montage. Cela donne au réalisateur une impression de ce qui fonctionne ou pas. Cette musique existante – appelée la « piste temporaire » – est ensuite transmise au compositeur du film avec pour mission d’écrire quelque chose de similaire. Compte tenu de cette pratique, ce n’est donc pas surprenant si la musique d’un film rappelle souvent d'autres musiques. Il serait très intéressant de savoir quelle était la « piste temporaire » de La Grande Evasion, mais il est impossible de la retrouver. Ce qui s’entend clairement, ce sont les nombreux motifs rythmiques. D'une part, ils font référence à la musique militaire, d'autre part, ils rendent aussi certaines scènes très drôles. Et puis, il y a ce fameux thème qui fonctionne comme une sorte de leitmotiv, incroyablement beau…


Vous avez déjà composé de nombreuses musiques de film, notamment pour les grands classiques Daens et Koko Flanel. Quelle est la grande différence avec une composition destinée à un simple concert ?

DB : C’est le fait de « se mettre au service de » en tant que compositeur. La musique de film est un art appliqué. On ne part pas d'une feuille blanche, comme pour la musique de concert, mais on contribue à une histoire qui se raconte en images. Très souvent, votre musique finit également en papier peint sonore – il faut pouvoir faire la paix avec cela. La musique ne joue que très rarement le rôle principal : la majeure partie du film est constituée d’arrière-plans sonores – lors d'une course-poursuite, par exemple, la musique exacerbe le suspense de la scène, mais ne doit pas la dominer. Ces dernières années, les compositeurs de musique de film se sont davantage préoccupés de faire vivre leurs compositions au-delà du film. John Williams a joué un rôle-clé dans ce domaine en étant le premier à porter sa musique de film sur scène. Aujourd'hui, le générique d'ouverture ou de fin est souvent l'endroit où les compositeurs essaient d'écrire un morceau pouvant aussi se suffire à lui-même.


À l’heure actuelle, la musique de film a-t-elle encore la même fonction qu’en 1963, année de la sortie de La Grande Evasion ?

DB : Tout est devenu beaucoup plus complexe. Dans La Grande Evasion, on entend ce qu’on voit : une scène romantique est accompagnée par une musique romantique. Puis on a découvert le contrepoint. Lorsqu'on enterre un enfant, on peut ajouter une musique triste. Une autre option, cependant, est de faire entendre, dans le bâtiment où les gens font leurs adieux, le bruit d’enfants qui jouent. L’effet est encore plus poignant. Et aujourd'hui, la musique sert aussi souvent à créer une sorte d’ambiance. Elle ne dicte pas ce que le cinéphile doit ressentir : il a la possibilité de remplir lui-même des choses. Aujourd'hui, la musique a acquis une fonction psychologique beaucoup plus grande. Considérer les bandes-son plutôt comme simples génératrices d’ambiances a cependant aussi ses inconvénients : après tout, la beauté de la partition de La Grande Evasion réside précisément dans le fait que le rythme, les timbres et surtout la mélodie jouent un rôle si important. Elle fait appel à tous les paramètres de la musique (classique).